«Cocaïne: la drogue de l’élite, s’est popularisée»

21.12.2025 Patrick Jecklin

Considérée à l’époque comme la drogue des artistes et des managers, la cocaïne a aujourd’hui pénétré toute la société. Frank Zobel, directeur adjoint d’Addiction Suisse, explique pourquoi la consommation augmente, pourquoi les risques sont sous-estimés et pourquoi la prévention est très délicate.

Frank Zobel, la cocaïne, autrefois considérée comme la drogue des médecins, des artistes et des managers, semble avoir gagné des couches plus larges de la population. Est-ce aussi ce que vous observez?

Oui, tout à fait. La cocaïne n’est plus réservée à la «haute société» mais consommée dans des milieux très di- vers, même parmi le personnel des trans- ports, de l’hôtellerie-restauration ou de la construction. En fait, on ne sait pas si cette réputation de drogue de l’élite a véritablement correspondu à la réalité. Une chose est sûre: la cocaïne touche aujourd’hui de larges groupes de population. La première raison est son prix: jamais elle n’a été aussi bon marché. Dans les rues de Lausanne, une dose d’environ 0,2 gramme coûte environ dix francs. Parallèlement, le degré de pureté a augmenté: il a passé de 40 à 50 % il y a dix ans à 70 à 90 % aujourd’hui, ce qui s’explique par la très forte hausse de la production en Amérique latine. Près de 400 tonnes de cocaïne sont confisquées chaque année en Europe.


Qui en consomme le plus fréquemment? Certains groupes d’âge ou milieux se distinguent-ils plus particulièrement?

Les jeunes adultes entre 18 et 35 ans en consomment le plus fréquemment selon des études quinquennales sur la santé. Néanmoins, comme beaucoup ne révèlent pas leur consommation, ces données sont incertaines. Nous distinguons trois groupes: les toxicomanes dans la précarité, dont la consommation est fréquente, constituent le premier groupe. Ensuite, il y a les personnes intégrées socialement et professionnellement, qui en prennent pour se doper, être plus performantes, plus endurantes et améliorer leur concentration.

Enfin, les personnes prenant de la cocaïne occasionnellement, en société, forment le troisième groupe, qui rassemble près de 80% de l’ensemble des consommatrices et consommateurs. Toutefois, c’est l’inverse si l’on regarde la quantité: la majeure partie de la cocaïne est consommée par le petit groupe de personnes qui en fait un usage régulier.


Pourquoi cette drogue attire-t- elle autant ces couches de la population?

Il y a deux raisons majeures. Premièrement, il y a l’aspect hédoniste: la cocaïne rend euphorique, stimule et donne le sentiment de force et de confiance. D’autre part, il y a le côté fonctionnel: beaucoup de personnes l’utilisent pour être endurantes, mieux pouvoir se concentrer ou être plus efficaces. Sans oublier celles qui en prennent pour compenser une détresse psychologique comme le stress ou l’épuisement. En général, plusieurs raisons interviennent.


Selon des médecins, la cocaïne augmente à court terme la concentration et la confiance en soi. Est-ce vrai?

Oui. À court terme, la cocaïne peut effectivement augmenter la concentration et les aptitudes personnelles. Mais le prix à payer est élevé: plus la consommation est importante, plus le risque de dépendance augmente. La rapidité avec laquelle cela se fait dépend des prédispositions biologiques, de la stabilité psychique et de l’entourage social. On ne peut pas poser de limites claires entre consommation «contrôlée» et problématique.


Avec quelle rapidité peut se développer une addiction et quels en sont les signes?

C’est très variable. Si quelqu’un consomme toujours plus, cherche des occasions de le faire ou renonce à d’autres activités pour le faire, alors il faut s’en inquiéter.


L’addiction à la cocaïne est lourde de conséquences. Quels dommages provoque-t-elle?

La cocaïne est une drogue très dangereuse. Elle est toxique pour le système cardiovasculaire et peut entraîner des troubles du rythme cardiaque, de l’hypertension ou des infarctus du myocarde. Sur le plan psychique, elle peut provoquer des dépressions, de l’anxiété ou des psychoses.

Les effets euphoriques sont souvent suivis par une forte baisse de moral, qui peut pousser à consommer à nouveau pour compenser cet état. C’est le début d’un cercle vicieux.


Comment une consommation de plusieurs années se fait-elle jour? Et comment réagit l’entourage social ou professionnel?

Souvent, la consommation reste longtemps inaperçue. Bien des cocaïnomanes parviennent à gérer leur vie pendant des années, jusqu’à la perte de contrôle. Les divorces, les relations sociales disparaissent, la solitude, les problèmes financiers, les comptes bancaires vides et les hypothèques supplémentaires sont autant de signes. Une consommation régulière nécessite de l’argent et se transforme souvent en raison de vivre.


Comme la consommation augmente, il ne devrait pas être trop difficile de trouver de la cocaïne. Est-il facile de s’en procurer en Suisse?

Très facile. Actuellement, le rapport qualité-prix est exceptionnel. La disponibilité et les canaux ont énormément augmenté, même en dehors de la scène habituelle de la drogue.


Le commerce en ligne joue-t-il un rôle croissant?

Oui, mais surtout chez les personnes intégrées socialement. La part est plutôt faible, mais elle augmente. La police parvient certes à flairer une partie des offres, mais cela ne concerne qu’une fraction du marché. Dans le canton de Vaud par exemple, seuls 8 à 10 % sont saisis selon les estimations. Le reste est consommé.


Comme vous l’avez déjà expliqué, le degré de pureté a augmenté. Néanmoins, la cocaïne n’est ja- mais vendue pure. Quels en sont les risques?

Les produits de coupe peuvent être nocifs. Autrefois, on mélangeait souvent de la phénacétine, de la lidocaïne et du lévamisole, un produit issu de la médecine vétérinaire qui occasionne notamment des problèmes cutanés. On trouve aujourd’hui de nouvelles substances comme la procaïne, qui renforcent parfois l’efficacité mais pré- sentent un risque sanitaire. La caféine est aussi courante.


L’addiction peut concerner tout le monde. Mais y a-t-il des prédis- positions particulières?

En principe, tout le monde peut devenir dépendant. Les facteurs de risque sont la prédisposition génétique ou la dé- tresse psychologique, mais aussi l’environnement. Je pense ici aux expériences faites avec les substances et au contexte social. Pour l’alcool ou le tabac, la prévention est quotidienne. Ne devrait-on pas, pour la cocaïne aussi, miser résolument sur la prévention? Et sous quelle forme?

Pour l’alcool ou le tabac, on peut mener des campagnes à grande échelle, car quasiment tout le monde a un lien avec ces produits. Pour la cocaïne, cela serait contreproductif: on risquerait plutôt d’éveiller la curiosité. Il faut donc faire une prévention ciblée, par exemple dans le milieu de la nuit ou auprès de métiers à risque. La prévention scolaire reste souvent très générale, l’accent étant mis sur les compétences de vie.


Et est-il difficile d’en sortir?

Tout dépend de l’intensité de la consommation. Une consommation fréquente entraîne une forte dépendance psycho- logique. Contrairement à l’héroïne, il n’existe pour la cocaïne aucune thérapie de substitution comparable. Le traite- ment réside dans la psychothérapie associée au soutien social.


Que conseillez-vous aux spécialistes en contact avec des jeunes ou des personnes avec des troubles psychiques pour bien traiter cette question?

L’essentiel est de faire preuve d’ouverture et d’être à l’écoute. Une personne qui consomme ressent souvent des effets positifs, sinon elle ne le ferait pas. Reconnaître ce fait crée une certaine confiance. Pour instaurer un dialogue sincère, il faut éviter la stigmatisation.


Comment les institutions peuvent-elles concrètement dé- celer la consommation à un stade précoce ou l’empêcher?

La prévention est difficile. Il faut entre autres prêter attention aux changements de comportement, au repli sur soi ou aux variations d’humeur et d’énergie anormales, et instaurer un climat de confiance. Si les personnes concernées savent qu’elles peuvent parler de leur consommation sans crainte d’être jugées, c’est déjà un grand pas.


Pour conclure, en quoi le regard de la société sur la cocaïne a-t-il changé? La consommation est- elle devenue respectable?

La plupart des gens voient dans la cocaïne quelque chose de négatif et dangereux. Mais avec sa propagation crois- sante, la consommation s’est presque normalisée dans certains milieux ou certaines professions où la pression de la performance est grande. On en parle plus ouvertement aujourd’hui, parfois au détour d’une conversation. La vague du crack, observée dans beaucoup de villes, a aussi fortement détérioré son image. Dès lors, la cocaïne n’est pas qu’une drogue de performance ou de fête, mais elle peut avoir de graves conséquences sociales. De façon générale, la société a une attitude ambivalente, entre normalisation insidieuse et inquiétude croissante. 

 


La cocaïne en un coup d’œil

Principe actif – Chlorhydrate de cocaïne, extrait des feuilles de coca, un arbuste. Effet – Augmente la dopamine, la noradrénaline et la sérotonine dans le cerveau (euphorie, augmentation de la confiance en soi, besoin de sommeil moins important). Risques – Problèmes cardiovasculaires, épisodes psychotiques, dépressions, forte dépendance psychique. Durée de positivité – Dans l’urine: 2 à 3 jours; dans les cheveux: jusqu’à 90 jours. Formes de consommation – Le plus souvent sniffée et combinée avec de l’alcool, de plus en plus aussi fumée («crack») ou injectée. Quelques chiffres:

  • Selon le Monitorage suisse des addictions, environ 6,2% de la population a déjà consommé une fois de la cocaïne, environ 1% l’année dernière.
  • Ce chiffre est sans doute plus élevé en raison des cas non recensés.
  • Il y a des signes de hausse de la consommation chez les 20 à 40 ans, surtout dans les régions urbaines.


Notre interlocuteur

Frank Zobel est directeur adjoint et coresponsable du secteur Recherche d’Addiction Suisse. Diplômé en sciences sociales, il étudie la politique en matière de drogue, les tendances de consommation et les stratégies de prévention. Addiction Suisse, sise à Lausanne, est le centre de compétences national dans le domaine des addictions.

 



Photo: Olivier Wavre