IDENTITÉ | «Les gens veulent être auteurs de leur histoire de vie»

20.03.2024 Anne-Marie Nicole

Quand je n’écris pas pour le magazine Artiset, j’anime des cafés-­récits dans différents lieux, avec différents publics. Parmi eux, des personnes âgées en EMS. Une expérience humaine riche, qui invite les personnes à réfléchir à leur parcours de vie et à valoriser leurs propres ressources, qui favorise les liens entre elles et renforce leur identité personnelle.

Un des premiers cafés-récits que j’ai eu le privilège d’animer avec des personnes âgées s’est déroulé à l’EMS Les Pervenches, à Carouge, dans le canton de Genève. En ce début d’après-midi, les premières personnes arrivent tranquillement, les unes après les autres, et s’installent autour de la grande table, dans la salle d’animation. Elles sont ainsi plus d’une vingtaine à avoir répondu à l’invitation, bien plus qu’Estelle Floret, responsable de l’animation, n’en espérait! Avant même que tout le monde ait pris place et que j’aie le temps d’expliquer les quelques consignes et le déroulement de ce moment d’échange, un résident m’interpelle: «Qu’allez-vous nous raconter aujourd’hui?» Cette question m’est régulièrement posée lorsque j’anime pour la première fois un café-récits dans un EMS. À chaque fois, je donne la même réponse, avec un sourire qui se veut rassurant: «Ce n’est pas moi, mais vous qui allez raconter!» Car c’est bien là l’ambition des cafés-récits: offrir un espace bienveillant et respectueux pour que les gens puissent se raconter et, surtout, être écoutés.

Nous sommes le 14 juillet, et le 1er août n’est pas loin. Le thème du jour était donc tout trouvé: la fête nationale. Pour l’occasion, et pour aider à libérer la parole, j’avais apporté des images évoquant les fêtes nationales de différents pays majoritairement représentés par les résidentes et résidents présents. Après un tour de table où chacune et chacun a pu donner son nom et faire ainsi entendre sa voix, j’ai commencé à poser les questions que j‘avais préparées, suivant une trame chronologique entre passé, présent, et futur, aussi proche soit-il. Enfant, comment était-ce chez vous? ­Comment l’avez-vous vécu? Quelles images gardez-vous en mémoire? Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui? Que souhaitez-­vous perpétuer? Etc.

Timidement d’abord, puis avec plus d’assurance et d’enthousiasme, les résidentes et résidents ont raconté les fêtes de leur enfance, les traditions, les feux de joie, les lampions, les spécialités culinaires. Ils se sont parfois étonnés d’avoir vécu les mêmes choses, notamment lorsque les «petites» histoires s’inscrivent dans un contexte historique plus large. Ils ont ri ensemble à l’écoute de certaines anecdotes, ils ont partagé des émotions, ils ont respecté les larmes qui brillent au coin des yeux à l’évocation de souvenirs douloureux.

Un espace unique d’écoute et de parole

Estelle Floret est convaincue des bienfaits des cafés-récits, «un espace unique d’écoute mutuelle et de parole partagée d’égal à égal», résume-t-elle. Elle est également surprise de constater que les personnes ne s’interrompent pas, elle s’étonne d’entendre une résidente désorientée et habituellement peu bavarde, raconter un souvenir avec justesse et ­cohérence. En EMS, les résidentes et résidents se croisent tous les jours. Cela ne veut pas pour autant dire qu’ils se connaissent, hormis peut-être leurs voisins de table, admet l’animatrice. 

Les commentaires de ses collègues d’autres établissements vont dans le même sens: «Contrairement à leur habitude, ils se sont écoutés sans se couper la parole», rapporte l’une d’elle. «Ils se sont beaucoup exprimés, ce qui n’est pas toujours le cas», ajoute une autre. «Une complicité s’est instaurée, avec le sentiment d’avoir vécu ensemble quelque chose de particulier», se réjouit une troisième. Et de fait, de nouveaux liens se sont tissés entre deux résidentes qui ont pris conscience que l’une s’était mariée dans le village de sa belle-famille, dans un coin du canton de Lucerne, là même où cette autre résidente était née. Depuis, elles se saluent et boivent le café ensemble. 

Le récit de vie a un pouvoir ­trans­formateur. Ce retour sur son propre parcours de vie peut renforcer l’identité, donner du sens au chemin parcouru, ­réconcilier avec sa propre histoire.

Les cafés-récits sont des espaces de rencontre, accessibles à tout le monde, où les personnes qui y participent partagent leurs récits de vie, leurs expériences, leurs souvenirs, sur un thème donné, suffisamment large pour qu’il intéresse tout le monde – les voyages, le chez-soi, les voisins, le téléphone … Un café-récits se déroule en deux temps: le temps du récit, qui peut durer de quarante-cinq à soixante minutes, et le temps du café, moment convivial et informel autour d’une collation où les discussions peuvent se poursuivre en aparté ou en petits comités.

Un cadre sécurisant

Le rôle de l’animatrice ou de l’animateur est de créer un climat de confiance et de tolérance, d’accompagner la conversation, de la guider, de veiller à ce que chaque personne qui le souhaite puisse s’exprimer et de prêter attention aux sensibilités et aux émotions suscitées par les récits. Ici, on ne débat pas, on ne juge pas, on ne commente pas, on n’interrompt pas. Personne n’est obligé de parler, mais tout le monde doit écouter. Ce sont-là les quelques consignes énoncées au début d’un café-récits et qui contribuent à créer un cadre sécurisant et respectueux. Et c’est sans doute ce cadre-là qui distingue les cafés-récits d’autres groupes de parole à visée plus thérapeutique. Car les cafés-récits n’ont pas de vocation thérapeutique, même si leurs effets peuvent l’être. 

Le récit de vie a un pouvoir transformateur. Ce retour sur son propre parcours de vie peut renforcer l’identité, donner du sens au chemin parcouru, réconcilier avec sa propre histoire. Les histoires de vie se font écho et renforcent le sentiment d’appartenance. «Au-delà de l’histoire de vie individuelle, ce sont les conditions politiques, sociales, religieuses et culturelles de l’histoire contemporaine qui apparaissent. Grâce à la rétrospective dans le contexte du groupe, les participants peuvent découvrir les points communs et les différences, mieux comprendre, classer et réévaluer les expériences individuelles», écrit Johanna Kohn, professeure à la Haute école de travail social du Nord-ouest de la Suisse, dans un article de 2020 «Wir sind was wir erzählen» (trad. nous sommes ce que nous racontons).

Naissance à Berlin, pour surmonter le passé

Considérés comme des interventions socio-culturelles, les cafés-récits sont nés à Berlin vers la fin des années 1980, plus précisément à Wedding, un quartier traversé par le fameux mur de Berlin, caractérisé par sa mixité sociale, parfois explosive, raconte Johanna Kohn. À Berlin, comme à Vienne d’ailleurs, les cafés-récits se sont multipliés afin de permettre à la population de raconter le vécu, de partager les réalités respectives et d’essayer de surmonter le passé. 

S’il a aujourd’hui surtout pour ambition de promouvoir la cohésion sociale et l’acceptation de la diversité, le concept de café-récits développé en Suisse au début des années 2000 a d’abord été pensé pour les personnes âgées. «Le travail biographique occupe une place importante dans la vieillesse. Qui est-on devenu? Quels projets de vie a-t-on réalisés et auxquels a-t-on dû renoncer? Dans quelle situation a-t-on été performant, coupable, intelligent, courageux ou victime? Et que veut-on encore faire du temps qu’il nous reste à vivre? Ce sont là des questions existentielles, particulièrement en période de ruptures dans la trajectoire de vie», affirme ­Johanna Kohn. La professeure, qui assure une formation continue à l’animation de cafés-récits, est aussi l’une des chevilles ouvrières du développement des cafés-récits en Suisse et de la création du réseau des cafés-récits. «Dans ce processus de réappropriation de leur vie, les personnes âgées veulent être considérées et traitées comme auteures de leur propre histoire de vie», insiste encore Johanna Kohn.

Les cafés-récits sont bons pour la santé      

Selon un groupe de chercheuses allemandes en médecine psychosociale et psychothérapie, le récit biographique favoriserait le maintien de l’identité individuelle et la participation sociale. Une évaluation mandatée par Promotion Santé Suisse tire en substance les mêmes conclusions. Dans son rapport de décembre 2022, les auteurs écrivent que «la participation à un café-récits influence positivement la santé psychique des personnes (âgées)». Ils ajoutent que «ce type de réflexion structurée sur sa propre biographie peut avoir une influence positive sur des aspects tels que la satisfaction face à la vie, l’estime de soi, l’efficacité personnelle et ­l’appartenance sociale». Le café-récits participe donc d’une démarche biographique particulièrement bien adaptée pour les personnes âgées. 
 


Le réseau café-récits

L’association Réseau Café-récits encourage la création et l’implantation de cafés-récits animés avec soin en Suisse. Les cafés-récits sont des espaces de discussion où les personnes qui y participent partagent leurs histoires vie, d’égal à égal, sur un thème donné et accompagnées par une animatrice ou un animateur. Les cafés-récits réunissent des personnes d’horizons et d’âges différents dans des lieux de rencontre de quartier, des musées, des bibliothèques, des cafés et autres lieux. Le Réseau offre des formations continues, des espaces d’échanges, des rencontres thématiques et propose un agenda, des articles, des outils, et une liste d’animatrices et animateurs.
 



Photo: image d’illustration, 123FR