LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE | «L’essentiel, c’est de parler»

17.06.2025 Interview: Salomé Zimmermann

L’augmentation des maladies psychiques est un défi pour les personnes concernées, leur entourage et l’ensemble de la société. Muriel Langenberger, directrice de la fondation suisse Pro Mente Sana, s’exprime sur les raisons de cette hausse et les mesures efficaces pour y remédier. Elle évoque la stigmatisation des personnes atteintes de troubles psychiques.

Madame Langenberger, les maladies psychiques augmentent parmi la population suisse. La souffrance est-elle effectivement plus grande ou est-ce surtout le signe d’une levée des tabous sur les maladies psychiques?

Je pars du principe que les deux facteurs concourent à la situation. Il est important pour moi de souligner que les tabous n’ont été levés que ponctuellement, par exemple pour les maladies comme les dépressions ou les troubles anxieux, qui se manifestent avec une intensité variable. Les personnes présentant des troubles mentaux comme la schizophrénie ou le trouble de la personnalité borderline continuent d’être très souvent stigmatisées. De nos jours, les maladies psychiques sont plus souvent détectées et prises en charge que par le passé, ce qui représente une évolution réjouissante. Mais il faut aussi faire attention et ne pas poser de diagnostic ou d’autodiagnostic hâtif. Pour les jeunes et leurs parents, il est par exemple difficile de distinguer une maladie psychique d’autres problèmes liés à la puberté. L’avis et l’évaluation d’une ou d’un spécialiste externe sont nécessaires.

 

Comment se manifestent les souffrances psychiques?

Les différentes études et statistiques sont unanimes et donnent une image claire. La dernière statistique de l’AI montre par exemple qu’environ 50 % des nouvelles rentes AI ont été allouées pour cause de maladie psychique, ce qui est énorme. Dans le seul canton de Zurich, où je vis et travaille, les nouvelles rentes AI chez les jeunes adultes ont quasiment doublé au cours des dix dernières années. L’allongement de la durée des absences professionnelles est un autre indicateur de la souffrance. Une étude Sotomo révèle en effet que près d’une entreprise sur quatre est concernée par des absences de longue durée pour cause de maladie mentale.

 

Et les cliniques peinent à faire face à la forte demande.

Oui, les hospitalisations et les séjours en clinique psychiatrique ont fortement augmenté. Les traitements hospitaliers des filles et des jeunes femmes ont enregistré une hausse de 26 % entre 2020 et 2021, contre 6 % chez leurs homologues masculins. Autre motif d’inquiétude: pour la première fois, la souffrance psychique, et non plus comme jusqu’à présent les accidents et les maladies physiques, est la cause la plus fréquente des hospitalisations dans la tranche d’âge des 10 à 24 ans. Comme le révèle le rapport de l’Obsan, la souffrance psychique se manifeste toutefois aussi dans le fait qu’au cours de ces vingt-cinq dernières années, la population suisse a beaucoup plus consulté les psychologues ou psychiatres.

 

Parmi les différents troubles mentaux, lesquels sont les plus fréquents et quelles évolutions observe-t-on?

Dans tous les pays, de très nombreuses personnes souffrent de dépressions et de troubles anxieux. En Suisse, l’enquête Obsan de l’automne 2022 a révélé que les personnes interrogées avaient été particulièrement confrontées à des troubles alimentaires dans les semaines précédentes. De plus, le TDAH et les troubles du spectre de l’autisme sont plus souvent évalués et diagnostiqués, surtout chez les femmes adultes. La schizophrénie et le trouble de la personnalité borderline sont en général moins fréquents et restent à un niveau à peu près stable au fil des ans, tous pays confondus. On constate en outre que les troubles psychosomatiques augmentent, autrement dit les symptômes physiques sans cause organique décelable, comme le mal de dos ou la migraine, ainsi que les troubles du sommeil, qui sont souvent liés au stress et à la charge émotionnelle. Chez les jeunes, nous observons en outre une hausse importante des automutilations et de la suicidalité. Le numéro d’appel d’urgence 147 de Pro Juventute reçoit par exemple beaucoup plus d’appels et les situations d’urgence des jeunes personnes sont tellement graves que la police et les services ambulanciers doivent parfois intervenir pour empêcher les suicides.

 

Hormis les jeunes, quels sont les groupes de personnes particulièrement concernés?

Chez les enfants et les jeunes adultes, ce sont surtout les filles et les femmes qui sont confrontées à des troubles psychiques. De façon générale, la gent féminine est plus fortement concernée. Les personnes issues des milieux socio-­économiques plus modestes sont plus sujettes aux troubles mentaux, ainsi que celles dans des situations de vie instables, par exemple en raison de l’exil et de la migration. La communauté queer est aussi un groupe vulnérable. De façon générale, les expériences traumatiques augmentent significativement la probabilité de développer des troubles psychiques.

«La situation en matière de soins psychothérapeutiques met en évidence les inégalités dans notre pays, car le soutien en cas de problèmes psychiques n’est pas le même pour tout le monde, notamment en raison des obstacles financiers ou des barrières de la langue.» Muriel Langenberger

 

Y a-t-il selon vous un lien entre la crise du Covid et l’augmentation des troubles psychiques?

Cette question a suscité beaucoup d’études et de débats, et fait couler beaucoup d’encre. La pandémie nous a fait prendre conscience combien l’être humain est vulnérable. La plupart des experts s’accordent sur le fait que le coronavirus a moins été un déclencheur qu’un catalyseur, notamment là où il y avait une grande vulnérabilité. Pour les jeunes, cette expérience a été particulièrement marquante, avec un changement majeur dans leurs relations, la suppression de l’école et des habitudes quotidiennes et les incertitudes omniprésentes dans une période de la vie déjà incertaine. Toutefois, la crise du Covid a aussi eu un effet positif: nous faire parler de nos doutes, de notre vulnérabilité et de nos souffrances psychiques. Cette verbalisation est importante, car une personne sur deux traverse une crise psychique dans sa vie. Ainsi, nous ou nos proches souffrons d’une maladie psychique à un moment de notre existence. Nous sommes donc directement ou indirectement des personnes concernées.

 

Quelles sont les causes de l’augmentation des maladies psychiques?

Il n’y a pas une seule cause, mais toujours plusieurs. Les crises psychiques naissent d’une interaction entre des facteurs personnels, sociaux et structurels. En Suisse, la pression sociale quant à la performance est particulièrement forte: nous faisons face à de grandes exigences, les nôtres et celles des autres, à l’école, au travail et dans les relations sociales. Dans notre pays, beaucoup de personnes se heurtent à des contraintes multiples dans différents domaines et il en résulte un stress nuisible et un grand épuisement. Beaucoup ont l’impression de devoir fonctionner et s’améliorer en permanence.

 

Le travail en particulier exige effectivement déjà beaucoup.

Dans l’environnement professionnel, nous sommes constamment interrompus dans nos tâches et exposés à de nouvelles informations. Nous devons être joignables sur plusieurs canaux, la numérisation accélère nos processus de travail et, en plus de cela, il nous faut réguler nos émotions. Notre cerveau ne parvient absolument pas à gérer tout cela, nous sommes surmenés, c’est beaucoup trop. Sans oublier que les incertitudes professionnelles, les relations de travail précaires et les perspectives incertaines sont mentalement pesantes, et souvent liées à des problèmes financiers à une époque où la crise du logement dans les villes et la hausse du coût de la vie sont particulièrement oppressantes et s’accompagnent d’une peur de la pauvreté et de l’avenir.

 

Quelles sont selon vous les causes des maladies psychiques dans le domaine personnel?

La solitude est une cause importante. Beaucoup de gens, notamment les jeunes et les personnes âgées, se sentent seuls, malgré ou précisément à cause des réseaux sociaux numériques. Les nombreuses «amitiés» en ligne ne remplacent en effet ni les ­relations interpersonnelles, ni les proches qui meurent. Les parents isolés et les personnes issues de la migration souffrent particulièrement de solitude, ce qui entraîne souvent des maladies psychiques. En plus du facteur de risque social, il y a naturellement aussi des facteurs biologiques comme la prédisposition génétique, et des facteurs psychologiques comme l’absence de stratégies de coping.

 

L’actualité mondiale n’est pas particulièrement réjouissante.

En effet. Notre époque et notre monde sont marqués par des crises multiples, le changement climatique, une instabilité politique, des guerres terribles ainsi que des évolutions techniques et sociétales imprévisibles. Tout cela donne à beaucoup de personnes un sentiment d’impuissance, de perte de contrôle et d’angoisse. Quand nous avons l’impression de ne rien pouvoir faire ni changer et d’être à la merci des événements, notre mental souffre. Dans ce contexte, les problèmes structurels s’accentuent, comme la difficulté d’accès à la psychothérapie en raison des places insuffisantes chez les thérapeutes et en clinique; une situation particulièrement préoccupante et frustrante dans un pays riche comme la Suisse. La situation en matière de soins psychothérapeutiques met en évidence les inégalités dans notre pays, car le soutien en cas de problèmes psychiques n’est pas le même pour tout le monde, par exemple en raison des obstacles financiers ou des barrières de la langue.

 

Parlez-nous des possibilités de soutien en cas de crise psychique: comment trouver de l’aide en cas d’urgence?

L’essentiel, c’est de parler, d’avoir des échanges humains. Il faut oser aborder les sujets lourds et difficiles. Cela aide les personnes concernées si quelqu’un les écoute et supporte les problèmes avec ouverture d’esprit et sans reproches. Il n’y a rien de pire que l’évitement, le fait de ne pas verbaliser et de ne pas écouter. C’est donc une bonne chose d’interpeler la personne concernée si elle ne réussit pas à parler d’elle-même. Il convient alors d’apprécier la situation et de donner l’espace nécessaire à la personne en situation de détresse psychique, en se souciant de quand, où et comment lui parler. Mieux vaut être dans un endroit calme et accorder du temps à la personne pour lui poser des questions sérieuses, attendre des réponses sincères, proposer de l’aide, attirer son attention sur les offres de soutien et peut-être l’y accompagner.

 

Les cours de premiers secours en santé mentale de Pro Mente Sana représentent une offre de soutien importante et facile ­d’accès. En quoi consistent-ils?

Il s’agit de cours ensa, lors desquels les participantes et participants apprennent à reconnaître les charges mentales personnelles et professionnelles et à venir en aide aux personnes concernées, donc à dispenser les premiers secours jusqu’à ce qu’un soutien professionnel soit possible. Ils sont proposés dans plusieurs langues et peuvent porter, en dehors des cours standard, sur des thématiques spécifiques, par exemple avec des offres ciblant les responsables hiérarchiques ou encore les jeunes. Le programme international a été adapté à la situation suisse. Le nombre de personnes qui y participent augmente chaque année. Elles étaient 9500 en 2024 et nous avons déjà pu former plus 30 000 personnes en Suisse depuis le début du programme en 2019. L’objectif est que le plus grand nombre possible de personnes s’y connaisse mieux en matière de détection précoce et de prévention des maladies psychiques. Après avoir suivi un cours ensa, les personnes sont sensibilisées et savent ce qu’il est possible de faire quand une ou un collègue se met subitement en retrait et paraît toujours fatigué, ou quand des personnes ont un comportement «bizarre» ou «difficile» dans la sphère privée ou publique. Grâce à ce cours et à d’autres offres faciles d’accès, et grâce aux campagnes communes de promotion de la santé telles que «Comment vas-tu?», les maladies psychiques sont mieux comprises et bénéficient de plus de soutien. Cela atténue la grande souffrance humaine tout en réduisant les coûts élevés pour les employeurs et la société dans son ensemble.

 

Comment soutenir les personnes particulièrement vulnérables, comme les personnes âgées, handicapées ou en situation de difficultés pendant l’enfance?

Cela dépend des ressources personnelles et des conditions cadres structurelles. Il s’agit de mobiliser et de renforcer toutes les ressources disponibles. En principe toutefois, le soutien des personnes vulnérables n’est pas très différent de l’aide et des possibilités de soutien que nous avons évoquées. Du côté des employeurs, une attention particulière est accordée aux collaboratrices et collaborateurs dans les métiers de la santé et du social, qui accompagnent les personnes vulnérables et sont souvent en proie à leurs propres souffrances psychiques en raison des difficultés propres à leur profession.

 

Où voyez-vous encore un ­potentiel dans la lutte contre les maladies psychiques?

Il y a le niveau individuel, selon lequel chacune et chacun dispose des possibilités de prendre soin de sa santé mentale: les relations, les activités, la créativité, une alimentation saine, l’exercice physique, un sommeil suffisant, du repos, l’apprentissage de nouvelles choses, l’acceptation de soi, mais aussi le fait d’accepter de l’aide. La campagne «Comment vas-tu?» est précieuse à cet égard. Dans le domaine professionnel, il est important que l’entreprise aborde la thématique de la santé mentale, qu’elle ait une saine culture du travail, avec des responsables hiérarchiques qui montrent l’exemple et des offres de soutien externes à disposition. Au niveau politique, il convient de renforcer les possibilités de soutien en cas de maladies psychiques, notamment les offres préventives et à bas seuil. Il s’agit aussi d’améliorer les conditions cadres financières et structurelles.

Offres de soutien pour la santé psychique

Pro Mente Sana: https://www.promentesana.ch

Cours de premiers cours: https://www.ensa.swiss/

Campagne «Comment vas-tu?» https://www.wie-gehts-dir.ch/