LGBTIQ+ | «L’invisibilité est une forme de discrimination»
Les personnes qui ne se définissent pas selon les modèles de genre habituels suscitent un certain embarras. Une meilleure compréhension demande de l’ouverture d’esprit, de la curiosité et des connaissances, déclare la sociologue Christina Caprez. Autrice d’un livre dressant des portraits de jeunes queers, elle propose aussi des formations continues sur le thème de la diversité sexuelle et de genre.
Christina Caprez, la communauté queer se diversifie de plus en plus: de nouvelles lettres sont régulièrement ajoutées à l’acronyme LGBTQIA+. En tant que sociologue, comment l’expliquez-vous?
La question queer est importante pour de plus en plus de personnes, surtout les jeunes. C’est pour moi le résultat d’une évolution de plusieurs décennies dans la mise en œuvre des droits humains. Nous, les femmes, avons par exemple enfin obtenu le droit de vote en 1971. Dix ans plus tard, l’égalité des sexes a été inscrite dans la Constitution fédérale, mais la loi sur l’égalité entre femmes et hommes n’a été mise en œuvre qu’en 1991. En parallèle, les hommes gays ont lutté publiquement pour leur reconnaissance, puis un mouvement féministe lesbien a suivi dans les années 1980 et 1990. Aujourd’hui, nous observons un mouvement queer plus récent, qui se bat pour les droits de tous les genres, y compris les personnes qui ne s’identifient ni comme femme, ni comme homme.
Pour vous, ce mouvement queer récent n’est donc pas simplement une tendance, mais plutôt l’expression de nos sociétés modernes et ouvertes?
De nombreuses personnes émettent l’hypothèse que ce mouvement n’est qu’un phénomène de mode, et donc quelque chose de passager. Je ne peux pas en attester. Depuis quelques années, nous constatons que de plus en plus de gens, surtout des jeunes, ne se définissent plus comme exclusivement hétérosexuels. Ainsi, par exemple, une étude représentative menée auprès de jeunes du canton de Zurich a révélé que 26 pour cent des filles de 9e année n’étaient pas, ou du moins pas exclusivement, hétérosexuelles. La comparaison avec les personnes gauchères est intéressante: autrefois, ces personnes étaient stigmatisées, et donc très peu de gens indiquaient être gauchers dans les enquêtes. Cela ne fait que quelques décennies que leur part stagne autour de 12%.
La levée des tabous amène donc des personnes à revendiquer des identités de genre différentes de celles habituellement reconnues?
Ce n’est qu’une fois qu’il n’y aura plus de tabous autour de la diversité humaine et que la société reconnaîtra les identités et les orientations qui ne sont ni cisgenres ni hétérosexuelles que nous connaîtrons la part réelle de ces personnes au sein de la population. Pour l’heure, nous ne pouvons pas encore le dire. Nous n’en sommes qu’au début. Le mariage pour toutes et tous ou le changement simplifié de la mention du sexe pour les personnes transgenres sont des étapes importantes.
Malgré ces avancées vers davantage d’ouverture, une forte discrimination perdure.
La discrimination est très présente, c’est aussi ce que j’ai constaté lors de mes entretiens avec des jeunes queers. Ce qui m’a le plus choquée, c’est le nombre d’enfants et de jeunes qui subissent du harcèlement et dans une grande ampleur. Le harcèlement est un problème courant, mais il touche les jeunes queers dans une proportion supérieure à la moyenne. La transidentité, en particulier, est encore plus stigmatisée qu’une orientation gay, lesbienne ou bisexuelle. Notre société est encore loin d’être aussi ouverte et libérées des tabous que nous le souhaiterions.
Même si les identités queers sont de plus en plus présentes, il s’agit finalement d’une minorité sociale, en particulier pour les personnes qui s’identifient comme transgenres, non binaires ou ayant un genre fluide. Pourquoi ce thème occupe-t-il néanmoins une place si importante dans l’opinion publique?
C’est beaucoup lié aux réactions venant des milieux de droite. La ville de Zurich a par exemple introduit le langage inclusif, soit une mesure administrative semblable à celle qui, vingt ans auparavant, avait permis d’inclure les femmes dans tous les documents. L’UDC a fait de son opposition au langage inclusif son objectif de campagne.
Une telle réaction est-elle l’expression d’une certaine déstabilisation?
Quand on grandit dans la prétendue certitude que le sexe peut être déduit à partir des caractéristiques physiques d’une personne et détermine ses intérêts et ses rôles au sein de sa famille, cela peut être très déstabilisant d’entendre quelqu’un la remettre en question en disant: je ne suis ni une femme, ni un homme. Je peux comprendre et expliquer sur le plan sociologique qu’il y ait un contre-mouvement, même si je ne l’approuve pas, bien entendu.
La société apprendra-t-elle à composer avec cette réalité?
Je suis très partagée. Pendant longtemps, j’ai considéré ces contre-réactions comme le dernier soubresaut du patriarcat. Mais j’observe actuellement un mouvement antiféministe ainsi que, dans certains pays, la montée de l’autocratie. Ces forces sont désormais puissantes. La suppression des droits des personnes transgenres aux États-Unis m’inquiète. En Suisse aussi, il y a des tentatives dans ce sens.
Que faut-il faire pour ne pas perdre ces acquis sociaux?
Le sentiment d’incertitude est humain. La question est simplement de savoir comment le gérer. Faut-il rejeter cette évolution et la considérer comme une tendance dangereuse ou se dire: «Certes, c’est nouveau pour moi, mais je suis d’accord de m’y intéresser»? Dans d’autres domaines aussi, beaucoup de choses sont nouvelles pour nous. Nous pouvons, et nous devons, apprendre sans cesse. C’est cette attitude ouverte, qui n’est pas si rare, que je souhaite voir adopter.
Votre livre est consacré aux jeunes queers. Ce récent mouvement queer concerne-t-il surtout les jeunes?
C’est très variable. Les personnes plus âgées ont davantage grandi avec l’idée de ce qu’une fille ou un garçon doit être et se distancient donc encore plus de ce nouveau mouvement. Toutefois, mon livre a aussi suscité des réactions émouvantes chez des personnes âgées. Un grand-père, qui s’occupe à présent de ses petits-enfants avec sa femme, m’a demandé si je ne voulais pas écrire un livre sur les personnes âgées queers, avouant être lui-même une de ces personne.
Que voulait-il dire par là?
Il a vécu toute sa vie en tant qu’homme hétérosexuel. Mais il n’a jamais été à l’aise ainsi, car il s’est senti différent en étant enfant déjà. Il s’est identifié à Benicio, dont je parle dans mon livre, qui se considère comme non binaire. Benicio est né avec des caractéristiques sexuelles masculines et ne souhaite pas en changer, mais il ne s’identifie pas en tant qu’homme. Une autre personne âgée, qui m’a écrit, ressent la même chose.
C’est donc grâce au mouvement queer que cet homme âgé a pris conscience pour la première fois qu’une identité sexuelle non binaire existait?
Ce nouveau mouvement queer lui donne l’occasion de faire une sorte de coming out en tant que personne non binaire. Cette expérience montre aussi que, sans le langage ni les mots justes, il nous est souvent impossible d’exprimer nos sentiments. Il faut également des personnalités qui vivent pleinement leur identité. En Suisse alémanique, nous avons par exemple Kim de l’Horizon et Nemo, qui ont une présence publique en tant que personnes non binaires.
Il faut donc créer de la visibilité?
L’invisibilité ou le silence est une forme de discrimination qui est très difficile à vivre, en particulier pour les jeunes. Le fait que les parents et l’école n’abordent pas ou peu ces thèmes empêche un bon développement. Les enfants sont mal à l’aise lorsqu’ils ressentent quelque chose en eux sans trouver d’équivalent dans leur environnement. C’est un élément crucial et aussi la raison pour laquelle les personnes transgenres attendaient longtemps par le passé avant de faire leur coming out. Afin de pouvoir accepter, partager et vivre avec ses sentiments, il est essentiel d’être en mesure de les exprimer avec des mots.
Que devraient faire les écoles et les parents?
Ils peuvent faire prendre conscience de la diversité des identités de genre et des orientations sexuelles à travers le vocabulaire, les livres, les films et les supports pédagogiques. Dans la plupart des livres pour enfants, la répartition classique des rôles entre femmes et hommes est, aujourd’hui encore, une évidence, omettant les personnes transgenres, non binaires, gays ou lesbiennes. Contrairement au passé, les enfants et les jeunes ont aujourd’hui la possibilité de s’informer sur les réseaux sociaux et de trouver des modèles. Pour nous, adultes, le fait que les jeunes doivent compter sur les réseaux sociaux est toutefois un aveu d’impuissance.
Vous avez écrit un livre sur les jeunes queers, mais vous organisez aussi des ateliers de sensibilisation dans les écoles.
L’idée de ce livre m’est venue car je suis active au sein de l’association ABQ. Nous abordons les bases de la thématique queer dans les écoles. Lors des ateliers avec les classes, nous parlons d’identité, d’amour et d’orientation. Nous racontons nos propres histoires: je parle par exemple de la discrimination que j’ai subie à l’école et j’explique que j’ai mis du temps à réaliser que je n’étais pas seulement attirée par les garçons. Nous voulons ainsi montrer aux enfants et aux jeunes la diversité des identités possibles. J’ai écrit ce livre pour les jeunes, mais aussi pour les enseignantes et enseignants qui ne savent pas comment aborder ce thème. Désormais, je propose aussi des formations continues sur la base du livre Queer Kids pour les directions, le corps enseignant ou les psychologues, par exemple.
Les traitements hormonaux et les opérations chez les jeunes sont particulièrement controversés dans le débat public. Quelle est votre opinion?
Je peux comprendre cette réaction d’un point de vue sociologique, mais j’y n’adhère pas. Le nombre de personnes mineures qui suivent un tel traitement est très faible et chaque thérapie est étroitement suivie par des spécialistes. Quand on parle de traitements chez les personnes mineures, il s’agit la plupart du temps de bloqueurs de puberté, qui permettent de la retarder de deux ans au maximum. Les enfants gagnent ainsi du temps pour découvrir qui elles et ils sont vraiment.
Les jeunes restent-ils fidèles à une certaine identité ou en essaient-ils plusieurs?
L’adolescence est une période qui sert à se découvrir dans divers domaines de la vie, qu’il s’agisse du choix d’un métier, du développement de ses propres valeurs ou de son orientation sexuelle. Il est alors naturel de tenter différentes choses. Les adultes ont pour mission d’accompagner les enfants sur cette voie, et ces derniers doivent pouvoir compter sur leur ouverture d’esprit. Il est important de prendre les enfants au sérieux et de ne pas réagir avec scepticisme lorsqu’un thème nous échappe. Le développement se poursuit d’ailleurs tout au long de la vie: l’orientation sexuelle et l’identité de genre peuvent évoluer, même s’il n’est pas possible de les influencer volontairement.
Des études montrent que les personnes neurodivergentes s’identifient moins souvent au sexe qui leur a été assigné à la naissance que le reste de la population. Quelle en est la raison?
Il n’y a pas encore de conclusions fiables. On sait toutefois que les normes sociales sont étrangères aux personnes neurodivergentes, notamment autistes. Il est donc plausible que, pour ce groupe, les normes de genre ne soient pas non plus compréhensibles. Sam, une personne autiste non binaire ayant un TDAH dont j’ai brossé le portrait dans mon livre, décrit très concrètement ce sentiment d’étrangeté vis-à-vis des rôles de genre: pourquoi traiter les femmes différemment des hommes, ou les garçons différemment des filles? Pour Sam, c’est incompréhensible.
Les personnes en situation de handicap ne sont souvent pas prises au sérieux concernant leur sexualité. Qu’est-ce que cela implique pour elles quand elles sont LGBTIQ+?
Pour les personnes en situation de handicap, il est encore plus difficile d’être prises au sérieux lorsqu’elles sont queer. Or, elles aussi ont une profonde certitude intérieure quant au sexe auquel elles appartiennent et aux personnes qu’elles désirent. Plusieurs personnes en situation de handicap queers, comme Eddie Ramirez, Nina Mühlemann, Chris Heer et Lila Plakolli en Suisse, se sont exprimées à ce sujet et m’ont beaucoup appris. Il vaut la peine de les écouter.
Notre interlocutrice
Née en 1977, sociologue et historienne, Christina Caprez a pendant longtemps été rédactrice à la Radio SRF 2 Kultur. Aujourd’hui, elle est journaliste indépendante, animatrice et autrice. Elle réalise des projets de radio, de films et de livres et anime des discussions dans les domaines de la famille, de l’immigration, de la religion, du genre et de la sexualité. Elle a une fille en coparentalité avec un couple d’hommes et vit près de Zurich. Son livre «Queer Kids. 15 Porträts» est paru en 2024 aux éditions Limmat Verlag.
Glossaire de la communauté queer
- Queer – Un terme qui désigne les orientations sexuelles et les identités de genre qui ne sont ni hétérosexuelles ni cisgenres, par exemple lesbienne, gay, bisexuel·le et transgenre. Il est souvent utilisé comme terme générique pour inclure toutes les identités qui ne sont pas hétéronormatives. Le terme désigne aussi parfois un mouvement social, politique et militant plus large.
- LGBTQIA+ – Acronyme pour les termes anglais Lesbian, Gay, Bisexual, Transsexual/Transgender, Queer, Intersexual et Asexual. Le «+» représente les membres de la communauté qui s’identifient à une autre orientation sexuelle ou identité de genre que celles contenues dans l’acronyme.
- Identité de genre – Ce terme décrit la façon dont une personne se perçoit elle-même. Il aborde aussi la question de savoir si une personne s’identifie au sexe qui lui a été assigné à la naissance ou non. Les principaux termes liés à l’identité sont: non binaire (= ne s’identifie à aucun sexe), transgenre (= ne s’identifie pas ou pas seulement au sexe assigné), intersexe (= a des caractéristiques sexuelles féminines et masculines), cisgenre (= s’identifie au sexe assigné).
- Orientation sexuelle – Ce terme décrit l’attirance que l’on ressent envers certaines personnes et sexes. Parmi les orientations sexuelles figurent par exemple l’hétérosexualité, l’homosexualité, le lesbianisme, la bisexualité et l’asexualité.
- Coparentalité – Une forme de parentalité dans le cadre de laquelle un ou plusieurs enfants sont élevés conjointement par deux adultes ou plus, sans qu’il n’y ait forcément de relations amoureuses entre ces personnes.
- Famille arc-en-ciel – Ce terme désigne les familles dans lesquelles au moins un parent est lesbienne, gay, bisexuel, transgenre ou intersexe. Il dérive du drapeau arc-en-ciel, un symbole de la communauté LGBT depuis 1978.
Photo: Ayse Yavas