La réussite de l’inclusion requiert de meilleures données

01.11.2023 Christian Bernhart

L’égalité avec les personnes non handicapées: c’est ce qu’exige l’initiative pour l’inclusion pour 1,7 million de personnes vivant avec un handicap. Mais ce nombre élevé de personnes concernées repose sur des bases bancales. Pour pouvoir soutenir les personnes concernées en vue d’une égalité, nous manquons de données actuelles cohérentes.

Avec l’initiative pour l’inclusion, Inclusion Handicap, l’association faîtière des organisations de personnes handicapées, présente des revendications claires. L’égalité des personnes en situation de handicap doit être obtenue dans tous les domaines de la vie, y compris en recourant à une assistance personnelle et à des moyens techniques. De plus, les personnes en situation de handicap doivent avoir le droit de choisir librement leur lieu et leur mode de vie à l’aide de mesures de soutien et d’adaptation. 

Mais quelle est la population qui a le plus besoin d’une meilleure égalité? À combien de personnes devrait-on permettre le choix de leur lieu et de leur mode de vie? Par ailleurs, y a-t-il effectivement 1,7 million de personnes en situation de handicap qui, selon le comité d’initiative, en bénéficieraient? 

Un sondage aux paramètres peu précis 

Ce chiffre de 1,7 million n’a pas été totalement pris au hasard. «Nous nous basons sur les données officielles de l’Office fédéral de la statistique (OFS)», déclare Jonas Gerber, responsable de la communication d’Inclusion Handicap. Sur le site Internet de l’OFS «Personnes handicapées», ce chiffre est calculé à partir de différentes sources statistiques. Le groupe le plus important, qui compte 1,489 million de personnes, est celui des personnes de 16 ans et plus vivant dans un ménage privé. Ce chiffre est une extrapolation ou une estimation des données subjectives recueillies par téléphone en 2020 auprès d’environ 18’000 personnes vivant dans un ménage privé. Au cours de l’entretien pour l’enquête standardisée à l’échelle européenne «Statistics on Income and Living Conditions» (Silc), les personnes interrogées ont donné des indications sur leurs revenus et conditions de vie. Il s’agissait d’une enquête complexe qui durait plus d’une heure.

Comme l’explique Martin Camenisch, collaborateur de l’OFS pour les enquêtes Silc, on tient compte d’un handicap dès lors qu’une personne déclare, dans le cadre de cette enquête, qu’elle présente un problème de santé chronique depuis au moins six mois qui la limite dans ses activités quotidiennes. Martin Camenisch souligne que cette définition ne peut pas être comparée à celle des assurances sociales, comme l’assurance-invalidité.
L’extrapolation des données des 18’000 personnes interrogées sur 1,489 million serait une pratique courante dans ce genre d’enquête. Dans le cadre de celle réalisée en 2020, il convient toutefois de tenir compte d’une marge d’erreur de 67’000 personnes en plus ou en moins, ce qui signifie que l’estimation peut présenter un écart de 134’000 personnes. Les 52’000 enfants avec handicap (jusqu’à 14 ans) qui s’y ajoutent proviennent de l’Enquête suisse sur la santé 2017. Cette enquête a été réalisée auprès de 22’134 personnes adultes du cadre d’échantillonnage retenu pour les enquêtes auprès des personnes et des ménages (SRPH); le résultat a ensuite été à nouveau extrapolé sur la population suisse.

Manque de données provenant des institutions

Les autres données, qui s’ajoutent finalement au 1,7 million de personnes en situation de handicap, proviennent de la statistique Somed, une enquête complexe des cantons portant sur leurs institutions médico-sociales dans les domaines du handicap et des personnes âgées. En ce qui concerne les institutions pour personnes en situation de handicap, cette statistique a été réalisée pour la dernière fois en 2015 par l’OFS. Il en ressort que 44’308 personnes en situation de handicap, sans compter les personnes en situation de dépendance ou de problèmes psychosociaux, étaient prises en charge dans ou par une institution. Parmi elles, 25’512 personnes vivaient effectivement dans des institutions. Les 18’796 personnes restantes vivaient en dehors d’une institution mais bénéficiaient de possibilités d’emploi dans des entreprises d’intégration ou d’offres dans des centres de jour. Les 123’258 personnes qui vivaient dans un établissement médico-social en 2019 sont également comprises dans ce chiffre de 1,7 million de personnes. 

Ce chiffre de 1,7 million de personne résulte donc de différentes sources et de deux statistiques fondamentalement différentes. La plus grande partie est tirée d’un sondage effectué directement auprès des personnes concernées ou d’évaluations des parents à propos de leurs enfants; la plus petite partie provient d’une saisie objective des personnes vivant dans des institutions médico-sociales. De plus, les données correspondaient à des années différentes, les données subjectives étant les plus susceptibles de refléter le présent alors que les données objectives de la statistique Somed sur les personnes en situation de handicap datent déjà de plusieurs années. 
Fin 2016, l’ancien conseiller aux États zougois Joachim Eder (PLR), critiquait le fait que la statistique Somed sur les institutions pour personnes en situation de handicap ne soit pas à jour. En tant que directeur de la santé de l’époque, il ne disposait en effet pas de ces données pour la planification de l’offre cantonale pour les personnes en situation de handicap. Dans une motion, il a exigé de tous les fournisseurs de prestations de meilleures données statistiques pour les cantons, et pour l’OFS, afin de permettre une prise en charge coordonnée à l’échelle nationale. 

Le Conseil fédéral s’est opposé à la reconduction de la statistique introduite en 1998. Avec pour argument principal, selon le conseiller fédéral Alain Berset, que, conformément à la réforme de la péréquation financière et la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons (RPT) de 2008, les cantons ont assumé la prise en charge stationnaire des personnes en situation de handicap. Le Conseil des États a certes accepté la motion par 19 voix contre 16, mais le Conseil national l’a clairement rejetée, liquidant ainsi la motion.

Statistiques AI limitées

Si la statistique de l’OFS de 1,7 million de personnes en situation de handicap est sans doute trop élevée, celle de l’assurance-invalidité (AI) d’un total de 220’458 assurés en 2022 renvoie une image plutôt limitée. La rente AI est versée dès l’âge de 18 ans et jusqu’à l’âge de la retraite de 65 ans au plus tard, après quoi les contributions de l’AI passent par l’AVS. L’AI est conçue comme une allocation de remplacement de revenu dans le cas où un handicap rend une activité professionnelle difficile ou impossible. Les enfants handicapés en sont donc exclus. Les personnes qui vivent avec un handicap dès la naissance touchent une rente AI dite extraordinaire à l’âge adulte. L’année dernière, cela concernait 27’539 personnes. Les personnes en situation de handicap qui ne perçoivent pas de rente AI en raison de leur faible taux d’invalidité ou d’un engagement sur le marché du travail ordinaire n’apparaissent pas dans les statistiques de l’AI. 

Toutefois, l’absence de chiffres fiables sur les personnes concernées n’est pas le seul obstacle à une mise en œuvre efficace de l’initiative. On manque de données pertinentes sur le degré ou le type de handicap pour pouvoir prendre des mesures ciblées là où le besoin est le plus grand, là où un maximum de personnes pourraient en bénéficier. Les éléments les plus différenciés se trouvaient dans la statistique Somed, avec une distinction entre les handicaps légers, moyens et lourds, ainsi que la liste des handicaps physiques, psychiques, mentaux ou sensoriels. La statistique AI distingue six causes de handicap, soit les infirmités congénitales, les maladies psychiques ou neurologiques, les os et les organes moteurs, les accidents et les autres maladies. L’AI ne répertorie les degrés léger, moyen et grave que dans le cadre de l’allocation pour impotent supplémentaire, le degré de handicap étant déterminant pour le montant de l’allocation. 

De meilleures données en perspective 

La Conférence des directrices et directeurs cantonaux des affaires sociales (CDAS) reste convaincue que l’élaboration des données au niveau national incombe à la Confédération. La secrétaire générale de la CDAS, Gaby Szöllösy, déclare à ce sujet: «L’enquête nationale est du ressort de la Confédération. Les cantons fournissent les données et secondent l’OFS dans cette tâche, faute d’une autorité intercantonale en matière de statistique.» C’est pourquoi la CDAS attend de la Confédération qu’elle mette en place le cadre juridique nécessaire à l’établissement de statistiques sur les conditions de vie et de travail des personnes en situation de handicap. Gaby Szöllösy place désormais ses espoirs dans le projet de révision de la politique du handicap au niveau fédéral: «Nous attendons avec impatience que le Conseil fédéral fasse un pas dans cette direction en décembre 2023.»

Andreas Rieder, Responsable du Bureau fédéral de l’égalité pour les personnes handicapées (BFEH), considère, tout comme le conseiller fédéral Alain Berset, que la collecte de données de qualité est du ressort des cantons. Dans le cadre de ce qui constitue le point central de la politique fédérale du handicap 2023-2026 en matière de promotion du logement autonome, la question de la collecte des données nécessaires à cet effet et de leur nature doit être discutée. Le programme, qui implique une modification de la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées, devrait être mis en consultation fin 2023. 

«La politique du handicap dans une zone grise»

Si l’initiative sur l’inclusion est acceptée, il sera indispensable de disposer de données cohérentes sur les conditions de vie et de logement des personnes handicapées. Les exigences de l’initiative en matière d’égalité dans tous les domaines de la vie et de libre choix du lieu et de la forme d’habitat sont en effet assorties d’un complément précisant qu’elles doivent être satisfaites «dans le cadre de la proportionnalité». Il s’agit d’un complément qui, selon Jonas Gerber d’Inclusion Handicap, va dans le sens de la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées, art. 11. Une mesure est considérée comme raisonnable lorsqu’elle n’est pas disproportionnée en termes de dépenses engagées, d’intérêts de la protection de l’environnement et du patrimoine ainsi que d’exigences en matière de sécurité du trafic et de l’exploitation. Des données fiables constituent la base permettant de décider quelles mesures sont proportionnées et avec quels moyens.

L’ancien conseiller aux États Joachim Eder reste convaincu que ces données sont indispensables pour une future base de planification. Il l’avait exprimé en 2017 devant le Conseil: «Sans une base de données solide, la Confédération agit dans une zone grise en matière de politique du handicap.» Pour lui, une chose est sûre: «La discussion sur l’initiative sur l’inclusion démontre que ces données importantes font actuellement défaut.»

 

 

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