Oser prendre des risques, quitte à se tromper

14.06.2023 Anne-Marie Nicole

L’association «Les Sureaux», dans le canton de Genève, est un projet d’habitat inédit, qui réunit une population mixte au sein d’une coopérative d’habitation inclusive. Mais ce qui fait la ­singularité du projet, c’est davantage le processus participatif et empirique qui lui a donné vie.

L’équipe de l’atelier menuiserie des Sureaux s’affaire au fond du jardin pour installer les nouveaux bacs à compost, sous l’œil avisé de Yannick, éducateur spécialisé. Les personnes vivant avec une déficience intellectuelle qu’il accompagne dans cet atelier ont déjà bien d’autres réalisations à leur actif, fabriquées pour la plupart à partir de bois de récupération: des jeux, des nichoirs, du mobilier de salon, des objets utiles du quotidien ou des décorations diverses. Jean, un habitant de la coopérative de la première heure, et Léo, arrivé par la suite, viennent volontiers prêter main forte. C’est à cette équipe que les habitantes et habitants des lieux doivent les aménagements extérieurs tels que les bacs de jardinage, les tables, les bancs, un grand parasol récupéré et entièrement restauré, même une cabane perchée dans un arbre et, dernière création, un poulailler!

Situé sur la commune de Chêne-Bougeries, dans le canton de Genève, le site des Sureaux est un habitat mixte, fruit de la collaboration entre la fondation Ensemble, qui accompagne des personnes présentant une déficience intellectuelle, et la Codha, coopérative de l’habitat associatif. Le projet est né au hasard d’une rencontre, se souvient Jérôme Laederach, directeur général de la fondation Ensemble. Engagé dans divers réseaux, dont celui de l’économie sociale et solidaire, il y croise Eric Rossiaud, un précurseur de l’habitat associatif et le fondateur, en 1994, de la Codha. «Nos organisations partagent les mêmes valeurs de vivre ensemble, d’inclusion, de participation active et de solidarité. Il y avait donc un truc à faire!», explique Jérôme Laederach. À ce moment-là, la fondation Ensemble réfléchit au devenir de son site historique, à Chêne-Bougeries justement. La maison Claire Fontaine, qui y avait été construite en 1967 à l’initiative, inédite pour l’époque, de parents soucieux de sortir leurs enfants du milieu psychiatrique, était devenue trop vétuste. Par ailleurs, les ateliers d’activités étaient logés dans des baraques faites de bric et de broc.

Presque quinze ans plus tard, le nouveau site des Sureaux comprend des logements, des ateliers, des espaces de vie et des potagers communs. Les habitant·es y ont emménagé en mars 2021. Dix-neuf appartements sont répartis dans la maison de maître rénovée et dans le nouvel immeuble de trois étages. La fondation Ensemble dispose de trois appartements, accueillant chacun quatre bénéficiaires adultes en colocation. Des éducatrices et éducateurs les accompagnent dans leur quotidien et une personne assure la veille de nuit pour les trois colocations. Une nouvelle annexe attenante à la maison de maître, ouverte sur une jolie terrasse, abrite les ateliers d’activités: l’atelier de menuiserie, l’atelier créatif et l’atelier «Youth for Soap», qui consiste à recycler des savons usagés récoltés dans les hôtels avant d’être redistribués à des personnes défavorisées. Ces activités permettent aux bénéficiaires d’acquérir des compétences techniques, cognitives et sociales qui renforcent leur autonomie dans d’autres ­domaines de leur vie.

La force du processus participatif

«Avec la Codha, la fondation Ensemble a réalisé un concept de vivre ensemble unique en Suisse, un habitat mixte comme vecteur d’inclusion, de participation sociale et de citoyenneté», peut-on lire dans le rapport d’activité 2021 de la fondation. Plus loin: «Dès le début du projet, la fondation Ensemble et la Codha ont mutualisé leurs savoir-faire pour imaginer un accompagnement des futurs habitants qui garantisse la participation effective et inclusive de tous au sein de ce nouveau lieu de vie.» Et en effet, ce qui fait la force et la singularité du projet des Sureaux, ce n’est pas tant la configuration actuelle du site ni ses structures, mais bien le processus participatif et empirique qui lui a donné vie. «Pour garantir l’accessibilité et l’inclusion, il faut les penser en amont de tout projet», insiste Véronique Auguste, directrice pédagogique de la fondation Ensemble.

De fait, en 2017, dès la phase de conception du projet, avant même que les premiers coups de pioche soient donnés à l’automne 2018, des rencontres ont été organisées avec les futur·es habitant·es du lieu, d’une part les personnes en ­situation de handicap d’Ensemble, d’autre part les coopérateur·trices de la Codha, les «codhistes». «Nous avons dû faire se rencontrer deux univers qui ne se connaissaient pas afin qu’ils s’apprivoisent et comprennent leurs enjeux respectifs», raconte Jérôme Gaudin. Psychologue en situation de handicap et consultant sur les questions du handicap, il a été sollicité par les deux partenaires pour endosser le rôle de médiateur. Membre du «groupe participation» constitué d’expert·es divers·es pour préparer et accompagner la démarche, Jérôme Gaudin est intervenu pour informer, expliquer, dédramatiser, recueillir les attentes et les envies et entendre les craintes de part et d’autre. «C’est normal d’avoir des appréhensions», rassure-t-il. Les codhistes avaient peur de commettre des maladresses et de ne pas avoir les mots justes, les bénéficiaires d’Ensemble craignaient que les codhistes décident un peu trop à leur place … Les parents, les équipes socio-éducatives, les autres accompagnant·es et même le voisinage ont été associés à la démarche.

Le rôle fédérateur du jardinage

Plusieurs rencontres ont été mises en place sur le site encore en chantier afin favoriser la participation à la conception du futur lieu de vie, et toujours selon une approche empirique. L’atelier de cuisine, qui s’est déroulé au rez-de-chaussée de la maison de maître rénovée, dans l’espace de vie commun, a permis de corriger des problèmes d’insonorisation et de luminosité. L’atelier de médiation au moyen de figurines a rencontré un succès plutôt mitigé, contrairement à l’activité de jardinage qui a été très fédératrice: les personnes qui y ont pris part se sont découvert un intérêt commun et ont manifesté un bel esprit d’entraide au-delà des différences. Une autre rencontre a donné l’opportunité aux futur·es habitant·es de choisir les couleurs des portes et des carrelages ainsi que les différentes matières des revêtements de sols. À noter que les deux architectes qui ont remporté le concours d’architecture ont été, elles aussi, impliquées dès la phase de conception. Elles ont donc établi les plans en concertation avec les habitant·es et tenu compte de leurs observations et de leurs attentes.

Dès leur emménagement, en mars 2021, les habitant·es ont fixé ensemble les règles du vivre ensemble qui tiennent finalement en peu de mots, mais ô combien éloquents: «Considérer qu’on est tous uniques et différents, accueillir les spécificités de chacun, oser exprimer ses limites.» À ce stade du processus, la compagnie Le Caméléon a été sollicitée pour proposer une approche de théâtre interactif donnant aux participant·es la possibilité de s’exprimer et de faire des choix. C’est ainsi que les habitant·es ont choisi le nom de leur espace de vie, «Les Sureaux», et créé l’Association des habitants Les Sureaux. Le comité se compose de trois habitant·es d’Ensemble et de trois codhistes. Les deux coopérateurs Jean et Léo sont d’ailleurs admiratifs du sérieux avec lequel les membres vivant avec une déficience intellectuelle s’emparent des objets à discuter. «Ils en savent beaucoup et ils sont mieux préparés que nous pour les assemblées générales», constate Léo. La création de l’association, désormais responsable de la gestion des lieux, marque l’aboutissement du processus participatif. Elle vise aussi à favoriser l’exercice de la citoyenneté et l’apprentissage de l’autonomie.

Toujours quelque chose à expérimenter

Aux Sureaux, la vie se poursuit au rythme des propositions et réalisations initiées par les différents groupes constitués par les habitant·es: le groupe aménagements extérieurs, le groupe poulailler, le groupe convivialité, le groupe communication … Dehors, l’équipe de menuiserie étudie la meilleure façon d’agencer les parois latérales des bacs à compost, mesure l’espace, teste diverses positions. À quelques pas de là, le poulailler n’attend plus que les poules. «Ici, il y a toujours quelque chose à expérimenter», observe Véronique Auguste. À ses yeux, le projet des Sureaux est une démarche humaine qui a valeur d’expérience pour une société plus inclusive, qui provoque une prise de conscience. «Il faut parfois oser prendre des risques, quitte à se tromper. Cela implique que les proches et les équipes professionnelles apprennent aussi à lâcher prise.» Jusque-là, la Fondation a largement investi ses forces vives dans l’aventure. «Maintenant, nous devons nous mettre en retrait afin que les habitants s’approprient véritablement les lieux.»

Jérôme Laederach reste humble: «Il y a encore un long chemin vers la mise en œuvre des droits des personnes en situation de handicap. La désinstitutionalisation ne réussira que si nous y travaillons tous ensemble.» Quant à Jérôme Gaudin, militant infatigable et passionné de la désinstitutionalisation, il accompagne quelque temps encore les habitant·es des Sureaux. «Je suis fier d’avoir participé à un projet qui ouvre à davantage de citoyenneté et qui permet une autonomisation qui n’aurait pas pu avoir lieu sans cela.» Symbole marquant de cette ouverture: la disparition de la barrière qui entourait encore la maison Claire Fontaine juste avant le début du chantier.

 


Projet très remarqué

Le projet des Sureaux a fait l’objet d’un rapport de la Haute école de travail social (HETS-Genève) sur la mise en œuvre de la CDPH. Le projet a également remporté le prix du concours d’innovation du jubilé de la Coopérative de l’Habitat Suisse (CHS) et a été soutenu par le Bureau fédéral de l’égalité des personnes handicapées (BFEPH).
 


 

Photo: amn