ASSOCIATIONS DE BRANCHES ET CANTON | «Task shifting»: ARTISET développe un projet contre la pénurie de personnel

Dans un contexte de pénurie de personnel soignant qualifié et face au nombre croissant de personnes en situation de handicap qui requièrent des soins infirmiers de plus en plus complexes, il est nécessaire de repenser les modèles d’organisation des soins dans les institutions sociales. C’est la mission du projet «Task shifting», porté par ARTISET, en collaboration avec le canton du Valais, où des projets pilotes seront menés.
Porté par la Fédération ARTISET, le projet «Task shifting», ou transfert des tâches, rejoint en tous points la résolution adoptée par les membres d’ARTISET lors de leur assemblée générale de juin dernier et qui stipule à son point 4: «Le développement de nouvelles formes de travail et de structures organisationnelles est nécessaire pour garantir à l’avenir les exigences relatives à un accompagnement et des soins de grande qualité. (…) Le transfert des tâches entre les groupes professionnels et l’intégration du personnel disposant de diplômes et de profils professionnels appropriés doivent être encouragés.»
Dès lors, le projet «Task shifting» a pour objectif de proposer un modèle de transfert des tâches qui permettrait aux institutions sociales de créer les conditions-cadres nécessaires pour élargir les compétences au sein des équipes professionnelles interdisciplinaires, de standardiser la délégation des tâches, notamment des actes médico-techniques, et d’optimiser la sécurité et la qualité des soins de santé dans une approche globale de l’accompagnement. «Notre but premier est de garantir un haut niveau de qualité et de sécurité des soins malgré des exigences croissantes», assure Sandra Bissig, coordinatrice du projet «Task shifting» pour ARTISET et responsable du domaine Cadre de vie de l’association de branche INSOS.
«La nouveauté de notre modèle est que les différentes disciplines et professions ne se contentent pas de collaborer au sein d’une équipe, mais qu’elles développent ensemble leurs compétences en assumant différents rôles.» Sandra Bissig, coordinatrice du projet pour ARTISET
Si le projet a effectivement démarré il y a une année, les premières réflexions à propos de la zone grise qui entoure les pratiques soignantes dans les institutions sociales remontent à une quinzaine d’années déjà. À cette époque, Sandra Bissig travaille dans une grande structure pour personnes en situation de handicap en qualité d’infirmière responsable du secteur des soins. Elle connaît donc bien la réalité du terrain et se souvient que de nombreuses personnes nécessitaient alors déjà des soins de plus en plus complexes que seul du personnel infirmier qualifié est habilité à exécuter, comme l’utilisation de sondes ou de cathéters, l’administration de médicaments ou le soin des plaies. «La difficulté résidait dans le fait que le personnel était majoritairement formé dans le domaine social et très peu dans le domaine des soins. Et lorsque nous avions du personnel infirmier, il était intégré dans les unités de vie et effectuait finalement le même travail que les éducatrices et éducateurs sociaux», raconte-t-elle. La plupart du temps, c’étaient les parents ou les proches des personnes accompagnées qui expliquaient au personnel quels soins prodiguer et quels médicaments donner. Et le personnel suivait leurs instructions.
Des parties prenantes au niveau national
Afin de garantir sa large acceptation, sa diffusion ultérieure à l’échelle nationale et sa durabilité, le projet de transfert des tâches associe différentes parties prenantes, parmi lesquelles la Conférence suisse des directions des affaires sociales, ainsi que l’association valaisanne des institutions en faveur des personnes en difficulté (Avip) qui regroupe vingt-six membres, et le Service de l’action sociale du canton du Valais. Les autorités valaisannes compétentes ont en effet accepté d’être le canton pilote du projet.
Partout en Suisse, les institutions commencent à organiser le domaine des soins, comme Sandra Bissig et ses collègues l’avaient fait il y a une quinzaine d’années dans leur établissement. C’est de cette expérience que datent ses premières réflexions quant à une organisation des soins optimale et efficace, avec les moyens personnels et structurels existants, et qui trouvent aujourd’hui leur prolongement dans le développement d’un modèle exemplaire de transfert des tâches.
Dans le domaine des soins, le «Task shifting» désigne le transfert ciblé de tâches et de responsabilités au sein d’une organisation ou d’une équipe pluridisciplinaire. Certaines tâches et actes médico-techniques traditionnellement effectués par du personnel infirmier qualifié sont ainsi délégués à des personnels non infirmiers mais spécifiquement formés, afin que ces tâches et actes soient exécutés en toute sécurité et en conformité avec les normes juridiques et éthiques. «Pour que cela fonctionne, il faut repenser les rôles», insiste Sandra Bissig. «Notamment le rôle infirmier qui ne doit plus se limiter à la réalisation des soins, mais contribuer au développement de l’équipe et au renforcement des compétences de ses collègues issus d’autres professions.» Ainsi, une infirmière devient responsable de la coordination des soins au sein de l’équipe et veille à la qualité des prestations pour un groupe de personnes accompagnées. Elle supervise les besoins individuels, forme les membres de l’équipe, décide de ce qui peut être délégué et garde une vision globale de la situation. Elle peut former à certains gestes techniques, comme faire un pansement, tout en gardant l’expertise clinique nécessaire pour évaluer l’efficacité et la pertinence des soins.
«Compte tenu du vieillissement de la population en situation de handicap qui nécessite de plus en plus de soins, c’est un projet prometteur qui apporte certainement des réponses pertinentes pour l’avenir.» Jérôme Favez, chef du Service de l’action sociale du canton du Valais
Cette vision va donc au-delà de l’interdisciplinarité ou de l’interprofessionnalité telle qu’elle est habituellement conçue au sein des équipes. «La nouveauté de notre modèle réside dans le fait que les différentes disciplines et professions ne se contentent pas de collaborer au sein d’une équipe, mais qu’elles développent ensemble leurs compétences en assumant différents rôles.» Et Sandra Bissig d’exemplifier: «Une infirmière peut assumer le rôle de coordinatrice des soins, mais elle peut aussi endosser le rôle d’apprentie lorsqu’il s’agit pour elle de réaliser des activités dans le domaine social.»
Utiliser les ressources existantes
Avec la mise à disposition d’un modèle exemplaire de transfert des tâches, l’intention de l’équipe de projet «Task shifting» est avant tout de réduire l’écart entre la situation actuelle de l’organisation des soins dans les institutions sociales et ce qui serait souhaitable qu’elle soit. «En tous les cas, nous ne voulons pas imposer de nouvelles structures ni de ressources supplémentaires, mais travailler avec les moyens actuels des institutions», rassure Sandra Bissig. De même, il n’est pas question de remplacer les formations existantes dans le domaine des soins ou du travail social, mais de proposer des modules destinés à renforcer de manière ciblée les compétences au sein des équipes. Il s’agit donc d’un modèle «à la carte», dans lequel les institutions peuvent puiser ce dont elles ont besoin, selon leur propre contexte et projet institutionnel. «Toutes les institutions n’y auront pas forcément recours, car certaines sont déjà très bien organisées. D’autres s’approprieront tout ou partie du concept.»
Très concrètement, le concept développé par l’équipe de projet comprend divers documents dont les prestataires de services pourront se servir selon leurs besoins: des recommandations éthiques et techniques pour une délégation sûre, un concept pratique pour l’élargissement des compétences et la délégation des tâches, un concept de formation, des processus standardisés de documentation et d’archivage ou encore un système continu d’assurance qualité et d’évaluation. Pour l’heure, le projet porte uniquement sur l’organisation des soins, indépendamment du financement, et ne concerne que les institutions sociales. «Dans un deuxième temps, pourquoi ne pas appliquer le concept aux EMS …», imagine Sandra Bissig. En se concentrant non plus sur l’organisation des soins mais sur le transfert des tâches aussi dans le domaine social.
Projets pilotes en Valais dès 2026
Si la pénurie de personnel qualifié dans les institutions valaisannes du domaine du handicap semble moins critique qu’ailleurs, il s’agit néanmoins de l’anticiper et d’accompagner les changements sociétaux. «Compte tenu du vieillissement de la population en situation de handicap qui nécessite de plus en plus de soins, c’est un projet prometteur qui apporte certainement des réponses pertinentes pour l’avenir», estime Jérôme Favez, chef du Service de l’action sociale du canton du Valais. Il rappelle néanmoins que la qualité des prestations déléguées et des formations aux nouvelles tâches méritera une vigilance particulière, notamment par le biais de supervisions et d’évaluations. «Nous voulons être le plus efficace possible pour les personnes concernées. C’est notre priorité. Ensuite, utiliser les ressources à disposition de la meilleure manière afin que chacune et chacun soit à l’aise dans son cadre professionnel, mais aussi que la collectivité publique puisse payer le juste prix pour les prestations qui sont données.»
«Ce projet tombe à point nommé. Que ce soit dans le domaine du handicap ou de la jeunesse, de nombreuses institutions sont confrontées à une médicalisation croissante de leur population et doivent faire appel à du personnel médical ou infirmier externe.» John Roux, secrétaire général de l’Avip
De l’avis de John Roux, secrétaire général de l’Avip, «ce projet tombe à point nommé». Que ce soit dans le domaine du handicap ou de la jeunesse, nombre d’institutions sont confrontées à une médicalisation croissante de leur population et doivent régulièrement faire appel à du personnel médical ou infirmier externe. «Des freins à la mise en œuvre du projet pourraient résulter d’une charge de travail supplémentaire liée à la coordination, à la formation et à la réorganisation. Mais je pense qu’il y a aussi du côté des institutions la volonté d’une montée en compétence en matière de soins.»
Comme le relèvent Jérôme Favez et John Roux, le projet démarre et nombre de questions sont encore en suspens, notamment le rôle précis des partenaires cantonaux dans le projet, les bases légales, l’impact financier et les responsabilités liées à la délégation des tâches et à la qualité des soins délégués. Initiés à l’automne 2024 avec le recueil des documents de base relatifs aux actes médico-techniques, aux profils professionnels et aux formations dans les domaines de la santé et du travail social, les travaux se poursuivent actuellement avec une phase d’analyse empirique de la situation. Des projets pilotes avec des institutions du Haut-Valais et du Bas-Valais devraient démarrer à fin 2026 afin de tester le modèle et procéder aux ajustements. La validation du concept et sa mise en œuvre sont agendées pour l’été 2027.